64

Mathilde de Santheuil, le comte de Nissac et le baron de Fervac arrivèrent les premiers au marché aux chevaux, désertés depuis que la province ne pouvait plus fournir Paris.

Désert, point tout à fait car en ce vaste espace se voyait petite silhouette toute de noir vêtue.

Descendant de cheval, le comte, surpris, apostropha son ami Jérôme de Galand :

— Ainsi, vous qui savez tout, saviez même cela !

Le policier eut un pâle sourire.

— Eh bien oui, car tel est mon devoir. Mais j’eusse préféré ne rien savoir, au moins pour cette fois, tant ce duel m’attriste. Vous connaissez mon grand attachement à la baronne Mathilde de Santheuil mais de vous à moi, cette petite duchesse de Luègue est admirable de courage et de ténacité, même à considérer que sa cause, la Fronde, n’est point juste.

Il se tut un instant, observa Mathilde qui, pour se mieux préparer, croisait le fer avec le baron de Fervac, et reprit :

— Cher ami, ne dites point que je sais tout. Pas vous !… Certes, je sais ce qui relève des affaires de police en la ville de Paris, mais des grandes questions, que sais-je ?… Que sais-je du destin des hommes de demain, nous qui pourtant travaillons à changer les choses ?… Que sais-je de ces sociétés secrètes dont je rêve, dont la philanthropie serait un des moyens d’action et dont les membres se pourraient reconnaître à des signes ou des emblèmes, tels que jadis les bâtisseurs de cathédrales ?… Que sais-je du bonheur ?… Que sais-je de l’injustice quand certains naissent fortunés et d’autres pauvres, beaux et belles, et d’autres laides et disgracieux alors qu’à mon avis, tout homme et toute femme ont pareillement droit au bonheur ?

Le comte de Nissac ne répondit point sur l’instant, méditant les paroles de Jérôme de Galand qui faisaient diversion à la grande angoisse qui le prenait en songeant au prochain duel. Il se décida enfin :

— Soit, la nature est injuste qui fait tel beau ou point, le sort relève du hasard qui vous fait naître fortuné ou point mais au moins, la vie de chaque jour pourrait relever du gouvernement des hommes selon les principes de justice et d’égalité ; la part faite au malheur serait alors moins importante.

Galand hocha la tête.

— C’est bien cela, mais comment y parvenir ?… Peut-être ne suis-je pas policier en vain mais j’ai grande méfiance des mouvements de rues. Je crois davantage à l’éducation, qui sera fort long travail. C’est la raison pour laquelle nous ne verrons pas nos idées gouverner le monde de notre vivant… Tant mieux pour le cardinal, qui aura su tenir les féodaux à distance et en cela, travailla à notre cause. Tant mieux pour ce jeune roi qui fut tant humilié, ne l’oubliera point, et resserrera le pouvoir de l’État, travaillant lui aussi indirectement à nos idées… Que le grand changement arrive au temps de leurs successeurs.

— J’éprouve pareil sentiment. Nous nous sommes trop attachés à eux en luttant à leurs côtés pour les souhaiter voir défaits, eux, justement eux, par le peuple. Mais travailler à l’avenir ne les concerne point, et n’est pas trahison.

Ils se sentirent complices même en ce souhait que cette République qu’ils chérissaient n’arrivât point au temps du cardinal et du jeune roi pour lesquels ils avaient si souvent tiré l’épée. L’honneur, chez de tels hommes, est un chemin difficile qui amène souvent au renoncement de soi.

Mathilde de Santheuil vint à eux. Déjà, une légère transpiration perlait à son front tandis que les mouvements à l’épée donnaient à ses joues belle coloration toute de roseur.

Elle s’entretint à l’écart, durant quelques minutes, avec le comte puis Charlotte de La Ferté-Sheffair, duchesse de Luègue, arriva sur une jolie pouliche blanche.

La duchesse portait habit d’homme et fit savoir qu’elle refusait toute conciliation, souhaitant se battre au plus vite.

Ainsi en fut-il, le temps que Mathilde de Santheuil noue un foulard rouge autour de son cou.

Les deux femmes se battaient avec grâce, l’une en haut-de-chausses, l’autre en jupe, les chevelures brune ou blonde virevoltantes, toutes deux bottées, toutes deux très belles.

La duchesse attaquait vivement, pour tuer, et la baronne, surprise par la violence des attaques, se contentait de parer si bien que le duel n’était point décisif, la connaissance de l’attaque de l’une se heurtant à l’art de la parade de l’autre.

Un instant, un coup terrible de la duchesse ne fut évité par la baronne qu’en reculant vivement la tête et ne l’eût-elle point fait, qu’elle se serait à jamais trouvée défigurée par longue balafre.

Tel était à l’évidence le désir de la duchesse qui ébaucha un vague sourire mais celui-ci, qui ne laissait point place au doute sur l’intention de madame de Luègue mit madame de Santheuil en état de colère froide.

Elle recula donc et, à la surprise de la duchesse, se tint l’épée haute, à la verticale.

Un instant décontenancée, madame de Luègue se précipita sur Mathilde de Santheuil qui se baissa et détendit vivement le poignet.

Touchée à la cuisse, la duchesse recula en tirant la jambe tandis que le baron de Fervac, qui arbitrait le duel, se précipitait pour proposer la fin du combat.

À cet instant, Jérôme de Galand se pencha vers le comte de Nissac en disant :

— Ce duel est inégal. La duchesse veut tuer la baronne quand celle-ci ne veut que blesser son adversaire.

Nissac, qui l’avait compris lui aussi, se contenta de hocher la tête, préoccupé, car la duchesse renvoyait Fervac et reprenait sa place pour poursuivre le duel.

Et, bien qu’ayant grande difficulté à se mouvoir, madame de Luègue recommença ses attaques violentes avec tout le savoir acquis sur les champs de bataille lorsqu’elle combattait victorieusement les armées royales du comte d’Harcourt, du duc d’Épernon ou du maréchal d’Hocquincourt.

Une fois encore, madame de Santheuil limitait son action à parer les attaques de la duchesse mais celle-ci ayant tenté à nouveau de défigurer la baronne, les choses prirent autre tournure.

Mathilde rompit, recula de trois pas et retrouva sa garde haute.

La duchesse de Luègue s’approcha avec prudence, sans baisser la garde, mais dans son regard passa une peur fugitive.

Mathilde avança sur l’attaque en baissant vivement l’épée et, blessée au poignet, la duchesse recula, effarée.

Fervac se précipita de nouveau. Madame de Luègue le repoussa et voulut ramasser son épée mais son poignet sans force l’en empêcha.

Blessée à la jambe droite et au poignet droit, la duchesse n’était plus en état de combattre et, faisant preuve d’autorité, Fervac mit fin au duel. Puis il noua un mouchoir de dentelle blanche au poignet de madame de Luègue.

Sans attendre davantage, Jérôme de Galand leva la main en direction d’un bâtiment où ne se voyait personne et pourtant, peu après, un carrosse arriva en lequel on fit monter la duchesse.

Et, comme Nissac le regardait avec étonnement, le policier précisa, l’air fataliste :

— Duel de femmes est chose d’une très grande rareté mais toujours impitoyable. Le duchesse de Luègue a eu de la chance que Mathilde de Santheuil fût son adversaire, d’autres, et elle la première, n’auraient point fait montre de cette grandeur d’âme.

Le comte de Nissac hocha la tête puis, regardant le policier :

— La duchesse de Luègue vit-elle seule ?

— De plus en plus éloignée du monde. Comme si les combats de la Fronde ne l’intéressaient que de loin bien qu’elle y soit encore active. Peut-être se bat-elle pour l’honneur, pour ne point abandonner les siens mais je sais qu’elle n’aime guère monsieur le prince de Condé, ni les autres chefs factieux.

Le comte réfléchit un instant et répondit :

— Alors je vais lui envoyer quelqu’un afin qu’elle ne demeure point seule et je sais que l’un et l’autre auront plaisir à se revoir.

Le policier eut un vague sourire :

— Ah oui, le jeune marquis de Dautricourt. C’est un garçon fort agréable.

Sur ces paroles qui déconcertèrent un instant le comte de Nissac – décidément, Galand savait tout ! –, le policier se mit en selle et, du geste, donna l’ordre du départ. Aussitôt, les chevaux sollicités au fouet s’élancèrent et le carrosse s’éloigna, suivi du lieutenant Ferrière qui, à cheval, tenait par la bride la pouliche blanche de la duchesse.

Le comte prit Mathilde dans ses bras tandis que Fervac s’écartait pour s’en aller chercher les chevaux.

— Je devrais vous gronder bien fort, baronne, pour tous ces risques encourus à seule fin de ne point tuer madame de Luègue qui vous voulait occire.

Mathilde lui sourit.

— L’aurais-je fait, monsieur, que la chose eût tourmenté mon âme et qu’il eût existé à jamais une ombre entre vous et moi.

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